Chapitre V
Margaret et Lew quittèrent Arilinn deux jours plus tard. Le temps était couvert, avec une fraîcheur nouvelle dans l’air. Dorilys était plus fringante que d’habitude, comme excitée par la brise d’automne revigorante. Lew montait son grand étalon noir à l’étoile blanche sur le front, cheval assez vieux qui semblait s’impatienter des coquetteries de la jument, car il ne cessait de s’ébrouer bruyamment.
Margaret était contente de secouer la poussière d’Arilinn de ses jupes, bien que les adieux à Liriel aient été tristes. Elle ne savait pas quand elle reverrait sa cousine – sans doute pas avant des mois – et elle lui manquerait beaucoup. Mais c’était son seul regret, car elle serait ravie de ne jamais revoir Mestra MacRoss ou certains autres.
La mort de Domenic l’avait bouleversée plus qu’elle ne s’y attendait. Elle était parvenue à éviter Ariel jusqu’au bout, tout en regrettant de ne pas lui présenter des condoléances sincères. Liriel, qui soutenait le plus fort du chagrin d’Ariel, avait assuré Margaret que sa vue ferait plus de mal que de bien à sa sœur. Elle avait fait ses bagages, passant brusquement du chagrin à la colère. Comment pouvait-on prendre le risque d’avoir des enfants alors qu’ils pouvaient avoir ces accidents terribles ? Cette question ne lui était encore jamais venue à l’idée, et elle continua à la tracasser jusqu’au moment où elle réalisa que la vraie question était de savoir si elle accepterait jamais de prendre ce risque elle-même. Malgré sa conversation avec Mikhail sur leurs futurs enfants, la seule idée d’être enceinte l’effrayait, Pas seulement la grossesse, mais la consommation de l’union, l’acte physique qui la précédait et qu’elle trouvait presque révoltant. Elle se savait libérée de l’ombre qu’Ashara Alton avait projetée sur elle quand elle était enfant, mais l’acte sexuel continuait à lui répugner. Cela la terrifiait, même quand elle se voyait avec Mikhail pour partenaire. Mentalement, elle parvenait à aller jusqu’au déshabillage, mais après ça, son sang se glaçait, sa gorge se contractait, et elle parvenait à peine à respirer.
Elle n’avait jamais embrassé un homme jusqu’au jour où elle avait effleuré de ses lèvres celles de Mikhail, devant toute la ville de Thendara déployée à leurs pieds. C’était peut-être aussi bien que Dom Gabriel et Dame Javanne soient si absolument opposés à leur mariage, car elle se soupçonnait capable de regimber à la dernière minute. Toute sa science de l’amour venait de ce qu’elle avait vu dans les vid-drams, et elle ne trouvait pas ça très ragoûtant. C’était tellement physique ! Maudite soit Ashara d’avoir fait d’elle une infirme en ce domaine ! L’idée était si farfelue qu’elle gloussa ; à ce bruit, Dorilys dressa les oreilles et commenta d’un hennissement.
J’ai trop vécu par l’esprit, je suppose, et pas assez par le corps. Si seulement le remède à cela n’était pas si… bestial. Et embarrassant ! Je ne sais pas comment font les autres, mais ce doit être possible, sinon l’espèce serait éteinte depuis longtemps. Je voudrais pouvoir en discuter avec quelqu’un – mais Liriel est aussi vierge que moi. C’est un sujet dont j’aurais pu parler avec Dio… mais je mourrais plutôt que d’en parler avec mon père. Nous serions trop embarrassés tous les deux. Peut-être Dame Linnea… non, je ne pourrais pas. Ni – Dieu m’en préserve – Javanne !
Malgré tout, plus elle s’éloignait de l’immense complexe de matrices, plus elle se détendait. Comme si la pression qui comprimait son cerveau avait disparu. Maintenant, si elle parvenait à maîtriser son cœur, à cesser d’aspirer à la présence de Mikhail tout en s’en effrayant, peut-être se sentirait-elle non seulement détendue, mais sereine.
Après avoir passé tant d’années à l’écart des autres, consacrant sa vie à la musique sans véritables amis, à part Ivor et Ida Davidson, elle appréciait sincèrement son intimité croissante avec Liriel. Dommage qu’elle ne se soit pas fait d’autres amis à Arilinn, à l’exception de Haydn Lindir, l’archiviste. C’était un vieil érudit aimable et maniaque, qui lui rappelait un peu Ivor. Et ce serait sans doute différent à Neskaya, mais pas mieux.
Il lui tardait de retourner passer quelques jours à Thendara. Elle rendrait visite à Maître Everard, rue de la Musique, de même qu’à Manuella et Aaron MacEwan, rue de l’Aiguille. Elle irait voir le monument qu’elle avait commandé pour la tombe d’Ivor, et qui devait être maintenant terminé et installé. Son défunt mentor lui manquait beaucoup, et la mort de Domenic avait rouvert une blessure qu’elle croyait fermée. Margaret se rappelait avoir vu des morts dans son enfance, à la fin de la Rébellion de Sharra, mais elle était trop petite, et elle n’avait pas pleuré ces inconnus. Maintenant, c’était différent, personnel, et rien ne l’avait préparée à ses brusques changements d’humeur, et aux émotions violentes qui la ravageaient.
Il lui faudrait des vêtements chauds pour l’hiver, car Neskaya était à des miles au nord d’Arilinn, juste au pied des montagnes. Il n’y faisait pas aussi froid qu’à Nevarsin, la Cité des Neiges, lui avait-on dit, mais sans doute encore trop froid pour son goût. Il ne faudrait pas qu’elle oublie non plus de se rendre chez le gantier. Pourtant, elle s’efforçait de ne pas penser à Neskaya, parce qu’elle craignait de s’y heurter au même ressentiment silencieux qu’elle avait rencontré à Arilinn. Un jour, elle en saurait assez pour ne plus jamais remettre les pieds dans une Tour, mais elle n’en était pas encore là. Son talent était encore trop brut, trop dangereux, pour qu’elle soit livrée à elle-même. Elle savait qu’elle pouvait quitter Ténébreuse, que personne ne la retiendrait ; et elle savait aussi que ce n’était pas la bonne solution, même si elle était tentante.
Margaret se força à écarter ses démons. Il fallait voir le bon côté des choses, alors elle se mit à penser à Rafaella n’ha Liriel, son ancien guide et amie. Elle espérait que la Renonçante serait à Thendara, et non à courir les routes pour guider des marchands ou autres. Rafaella avait été sa première véritable amie sur Ténébreuse, et elle l’aimait beaucoup. De plus, elle était curieuse de savoir ce qu’était devenue l’histoire d’amour naissante entre Rafaella et son oncle Rafe Scott. Elle avait flairé qu’il y avait anguille sous roche quand elles étaient dans les Kilghard, et trouvait amusant, au cas où Rafaella et Rafe concluraient une union libre, que Rafaella devienne ainsi sa tante, ne fût-ce que par alliance. C’était une parenté qui lui plairait, contrairement à celle qu’elle avait avec Javanne, la mère de Mikhail.
Heureusement, elle et Lew étaient parvenus à fuir Arilinn avant l’arrivée de Javanne. Elle venait chercher le corps de son petit-fils pour les obsèques. Peut-être la rencontreraient-ils sur la route, mais Margaret espérait que non, car en présence de Javanne, pourtant trop digne et fière pour faire aucune remarque, Margaret avait l’impression qu’elle la criblait d’aiguilles. Il aurait été plus convenable de rester à Arilinn, pour escorter le cercueil, mais après avoir persuadé Jeff Kervin qu’elle étudierait mieux avec Istvana Ridenow, Margaret avait peur qu’il ne revienne sur sa décision si elle tardait à partir.
Son idée de quitter Arilinn au bout de quelques mois seulement avait rencontré quelque résistance. C’était la Tour la plus importante de Ténébreuse, du moins de réputation, et c’était un honneur que d’y être admis. Ceux qui avaient vécu et travaillé à Arilinn la plus grande partie de leur vie considéraient les autres Tours comme provinciales, dépourvues d’originalité et de caractère. Et Istvana avait une certaine réputation d’innovatrice, que désapprouvaient les plus vieux, comme Mestra MacRoss. Il existait, semblait-il, une certaine rivalité entre les deux Tours. Quitter Arilinn après un séjour si bref sentait l’insulte, et il y avait eu des protestations. Elle n’assistait pas à ces discussions, mais son père y avait participé, et il lui en avait fait un récit plutôt caustique.
Elle se sentait déchirée, comme d’habitude. Plus que tout, Margaret voulait éviter Javanne, mais elle trouvait que c’était lâche. Son existence était beaucoup moins compliquée avant son arrivée sur Ténébreuse, et elle avait la nostalgie de cette vie plus simple. Autant demander les lunes, se dit-elle, s’efforçant d’écarter cette pensée.
Elle n’y réussit pas. Elle se surprit à ressasser ses fautes, et l’hostilité des plus jeunes étudiants d’Arilinn. Elle avait étudié, et avec ardeur, mais elle réalisait qu’elle n’avait pas aimé cette expérience, comme elle avait aimé ses études à l’Université. Cela venait en partie de l’attitude des autres étudiants, qu’elle ressentait douloureusement. Mais cela venait aussi de son ressentiment à être renvoyée à l’école, et pour y étudier quelque chose d’aussi étrange que la télépathie. Elle réalisait que si elle avait reçu cet enseignement dans sa jeunesse, cela aurait été plus facile que maintenant, mais il était trop tard. De plus, elle était certaine que si elle avait affronté Ashara Alton pendant son adolescence, elle ne serait pas revenue pour raconter son expérience.
On avait beau lui dire qu’elle n’avait plus rien à craindre de la défunte Gardienne, qu’Ashara avait été complètement annihilée au cours de leur bataille dans le surmonde, Margaret était convaincue de n’en avoir pas terminé avec son ancêtre. Conviction née, bien sûr, de ce réseau de lignes gravées dans sa chair, mais aussi de quelque chose d’autre. Cela n’avait pas la netteté d’une prémonition, et elle était soulagée de ne plus être hantée par le fantôme de la petite Gardienne. Pour sa part, si le Don des Aldaran ne se manifestait plus jamais, elle ne s’en plaindrait pas. Elle parvenait à accepter la télépathie – à grand-peine – mais la capacité de voir l’avenir était trop dure à supporter.
De ses trois manifestations du Don des Aldaran, c’était la seconde qui la troublait le plus. Elle concernait l’enfant que portait Ariel, la fille qu’elle appellerait Alanna. Ce bébé qui reposait dans le sein d’Ariel avait quelque chose d’inquiétant. Elle en avait eu la vision immédiatement après l’accident de Domenic. Margaret découvrait qu’elle aurait voulu l’attribuer à son imagination, mais elle était trop honnête pour le croire.
Quant à la dernière vision, la Tour de Hali telle qu’elle existait dans le passé, ça ne la tracassait absolument pas, tout en sachant qu’elle inquiétait Jeff Kervin et son père, mais elle ne pouvait rien y faire. Toutes les visions ne se réalisaient pas, ou pas telles qu’elles étaient apparues. Liriel le lui avait expliqué, à son grand soulagement. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle restait sereine lorsqu’elle pensait à Hali, alors que l’idée du bébé à naître suscitait en elle un sinistre pressentiment. Elle avait déjà eu plus d’aventures que la plupart des gens n’en avaient dans trois vies successives, se dit-elle, et si elle pouvait l’éviter, elle n’en aurait plus aucune.
Margaret gloussa, et Lew la regarda, étonné.
— Puis-je partager la plaisanterie ?
— Je me disais que je voudrais bien ne plus avoir aucune aventure dans ma vie !
Lew hurla de rire, ce qui réchauffa le cœur de Margaret. Mais le cheval de Lew en prit ombrage, et releva la tête, s’ébrouant en faisant tinter tes anneaux de ses rênes.
Bonne chance, dit-il, quand il parvint enfin à maîtriser son hilarité. Je te souhaite d’avoir une vie très ennuyeuse, ma fille, mais j’en doute. Il y a, semble-t-il, quelque chose chez nous qui attire les problèmes.
— Hum ! Venant de tante Javanne, cette remarque ne m’aurait pus étonnée, mais de ta part, si !
— Ta tante est une femme très perspicace, malgré son mauvais caractère, Marguerida. Elle m’appelait souvent « oiseau de tempête », et elle ne tombait pas loin.
— Elle me donne toujours l’impression que je suis un insecte. Un insecte qu’elle aimerait écraser.
— Oh, il est certain que Javanne est une femme forte et énergique. Elle a toujours été comme ça. Elle aime influencer les événements à sa convenance. Mais je la soupçonne de t’envier.
— M’envier ?
— Elle ne l’avouerait jamais, bien sûr. Mais réfléchis, chiya. Tu es instruite, tu as voyagé entre les étoiles, tu as vu d’autres races – toutes choses qu’elle a peine à imaginer. Javanne a vécu dans un cercle très restreint – élevant ses enfants à Armida, se rendant à Thendara pour tarabuster Régis, régentant la vie de ses rejetons, sans grand succès, il faut bien le dire. Ce n’est pas seulement Mikhail qui échappe à son emprise. C’est seulement son échec le plus évident. Liriel a choisi sa voie, à la vérité aussi étroite que celle de sa mère, mais plus variée. Gabe et Rafaël sont toujours célibataires, malgré ses efforts pour les caser. Et Régis est loin d’être aussi malléable qu’elle le voudrait. Sans parler de l’insatisfaction d’être mariée à Dom Gabriel.
— Je n’avais pas vu les choses sous ce jour. Mais pourquoi n’a-t-elle pas laissé Mikhail quitter Ténébreuse ? Je n’ai jamais compris ça. Je veux dire, après la naissance de Danilo, quand Régis n’a plus eu besoin de lui, pourquoi s’est-elle opposée à son départ ?
— Je soupçonne qu’elle n’a pas voulu permettre ce qu’elle ne pouvait pas avoir. Javanne est l’égotiste classique, ma fille. Ce n’est pas joli-joli, mais comme je souffre du même défaut, je le lui pardonne plus facilement que toi. Tu es encore très jeune, et encline aux jugements à l’emporte-pièce.
— Classique ? Ce n’est pas un mot que j’aurais employé pour toi – ni pour elle, d’ailleurs !
— Non, mais il est certain que je suis un égotiste. Sinon, je n’aurais pas survécu.
Il gloussa.
— Je ne me voyais pas ainsi quand j’étais jeune, bien sûr. Aucun jeune ne se voit ainsi. Mais s’ils n’avaient que le moindre soupçon de leur égocentrisme inné, ils éviteraient bien des erreurs.
— Dans ce cas, je suppose que je suis égocentriste, moi aussi.
Quelle prise de conscience décourageante ! Margaret grimaça, car elle s’était toujours considérée comme généreuse et serviable, contrairement à ses camarades plus doués de l’Université, ou même à Ivor, totalement absorbé par sa musique.
— Oui et non. Tu es beaucoup plus mature que je ne l’étais à ton âge. Conséquence de ta connaissance d’autres cultures, je suppose. Voir comment vivent les autres inspire toujours de l’humilité, je crois. Et tu n’as pas mon défaut rédhibitoire, mon orgueil stupide. Ma vie aurait été bien différente, n’était mon orgueil, mon refus de demander de l’aide, mon obstination à tout faire à ma guise.
— On ne risque pas de se monter la tête quand on vit au contact de grands talents, comme quand j’habitais chez Ivor. Tu n’as pas idée comme on se sent humble quand on n’est qu’un bon second violon dans une maison pleine de génies musicaux ! Non qu’ils m’aient regardée de haut, Ivor ne l’aurait pas permis. Mais je savais que je ne serais jamais une créatrice, comme Jheffy. Quand même, être Humaniste de l’Université n’était pas si mal et j’en étais très fière. Je le suis toujours, et il y a des moments où je voudrais retourner là-bas et reprendre ma vie où je l’ai laissée.
— Pourquoi ?
— Père, la recherche est très gratifiante. Il n’y a pas de rivalités personnelles à affronter – à part les jalousies académiques, bien sûr – et on peut s’enterrer dans les archives et ne faire qu’apprendre. À l’Université, il y a des érudits qui passent leur vie à ça – et à écrire leurs découvertes et donner des conférences.
Elle soupira, se demandant comment elle pouvait lui faire comprendre la joie d’être une universitaire.
— Un article bien documenté, c’est merveilleux. C’est réel, ça peut se tenir dans la main. C’est un artefact intellectuel. Peu importe de quel monde on vient, de quel sexe on est, et quel âge on a. Cela a quelque chose de très… pur.
— Tu te méfies beaucoup des attachements sentimentaux, non ?
— Je n’ai pas eu beaucoup de chance dans ce domaine. J’aimais beaucoup Ivor, et je t’aurais aimé aussi, je suppose, si nous nous étions mieux connus. Il est mort plus tôt qu’il n’aurait dû. Je regrette que tu n’aies pas pu faire sa connaissance.
— Le peu que j’ai vu de lui quand tu cherchais Donal Alar dans le surmonde m’a inspiré de l’envie, chiya. D’un côté, je me réjouis que tu aies trouvé un si bon père adoptif, et de l’autre, je regrette que nous ayons perdu tout ce temps.
— Oui, il était un bon substitut de père, bien qu’un peu distrait. Mais, vois-tu, pour autant que je l’aimais, et que, sans doute, il m’aimait aussi, il n’y avait pas entre nous d’émotions violentes. Pas comme celles que je ressens pour Dio. Nous étions tous deux des serviteurs de la musique – prêtre et prêtresse. Nous ne parlions jamais de choses intimes, comme je le fais parfois avec Mik ou Liriel. Nous étions attachés l’un à l’autre, mais cela venait davantage des circonstances que d’autre chose. Il avait eu tant d’élèves – cinquante-trois ans de jeunes musiciens – et il les avait tous aimés, à sa façon impersonnelle. Et sa femme, Ida, nous aimait aussi. Elle nous soutenait et nous réconfortait, et nous nous sentions aussi bien dans cette maison qu’en tout autre lieu de la galaxie, mais ce n’était pas… vraiment chaleureux. Enfin, à la réflexion, Ida est une personne très chaleureuse, mais j’ai toujours gardé mes distances. Elle et Ivor n’avaient pas d’enfants à eux – seulement ceux des autres. Je ne sais pas si ça lui manquait. Mais si elle regrettait quelque chose, je crois que c’était d’avoir renoncé à sa propre carrière pour Ivor. Je sais qu’elle était une synthépianiste très prometteuse quand ils s’étaient connus. Et, à en juger sur ses rares concerts, elle était très talentueuse, presque brillante. Mais au lieu de devenir une interprète célèbre, elle est devenue professeur de piano, et des douzaines de musiciens connus ont été ses élèves. Avoir étudié avec Ida Davidson est considéré comme un grand honneur dans le monde musical.
— Crois-tu qu’elle regrette d’avoir fait une carrière privée plutôt que publique ?
— Je le lui ai demandé un jour, et elle m’a répondu que la vie de musicien célèbre était une galère, et pas du tout le rêve enchanté qu’on croit.
— D’après ce que tu dis, c’est une femme remarquable, et je lui suis profondément reconnaissant d’avoir été une mère pour toi. Quand tu as quitté Thétis, tes manières étaient épouvantables, et je n’avais pas grand espoir pour l’avenir. Mais quand je t’ai observée à Arilinn, tu étais une grande dame jusqu’au bout des ongles.
Margaret se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux.
— Une grande dame ? Moi ? Domna Marilla – voilà une dame ! Ou Linnea. Moi, je ne suis qu’un garçon manqué qui se trouve être l’héritière d’un Domaine – c’est tout différent ! Elles savent comment se comporter dans toutes les circonstances.
— Et Javanne ? demanda Lew d’un ton rieur.
— Ma tante est une dame, sans aucun doute, mais d’un genre différent de Marilla et Linnea. Elle sait ce qu’il faut dire, mais elle ne le dit pas toujours !
— Autrement dit, elle te ressemble plus qu’à Domna Marilla.
— Oh la la ! Je suppose que oui – et la comparaison ne lui plairait pas !
Elle fit une pause et réfléchit un instant.
— On peut dire, je crois, que nous sommes assez froides toutes les deux.
— Comme c’est curieux.
— Pourquoi ?
— Parce que je dirais plutôt que toi et Javanne, vous êtes deux passionnées, et pas du tout froides. Mais tu parlais de ton mal être. Continue, si ce n’est pas trop pénible.
Passionnée ? Il fallait qu’elle y réfléchisse une minute. C’était une idée nouvelle et qu’elle avait du mal à admettre. Elle savait qu’elle avait une passion profonde pour la musique, et maintenant, pour sa planète natale. Mais c’étaient des passions abstraites, en un sens. Elle aimait Mikhail – c’était indubitable – mais elle n’était pas certaine d’éprouver pour lui des sentiments passionnés. Elle était passionnée par ce qui le concernait, ce qui était très différent de ce qu’elle ressentait pour la musique ou pour Ténébreuse. L’idée était trop neuve et le problème trop épineux, alors elle le mit de côté, un peu à contrecœur.
Margaret s’efforça de débrouiller un fouillis de pensées et de sentiments, tous trop chargés d’émotions qu’elle n’était pas prête à affronter.
— Jusqu’à mon arrivée sur Ténébreuse, commença-t-elle lentement, je n’ai jamais ressenti de vraie chaleur dans le contact humain, sauf de temps en temps avec Dio. Essentiellement parce qu’Ashara me soufflait de me tenir à l’écart, murmurant dans ma tête comme une mauvaise musique, jusqu’au moment où j’ai cessé de rechercher le contact. J’ai fini par devenir très habile à garder mes distances, alors, il y a peut-être une partie de ma personnalité qui s’accommode de la réserve. Parfois, il est difficile de distinguer où finit Ashara et où commence Margaret Alton. Cette femme devait être très aigrie, et je me demande si j’en connaîtrai jamais la raison. Elle est si énigmatique, à la fois tellement proche et distante.
Margaret soupira.
— Et il a fallu que je m’entiche du seul homme de Ténébreuse que je ne peux pas avoir. Oh, oui, je me méfie des émotions. Et avec juste raison.
— Ne te défends pas comme ça. Je ne te critiquais pas. Je sais que rien dans ton histoire ne peut t’engager à avoir confiance dans les gens, et je sais aussi que c’est en partie ma faute. Mais ne perds pas encore espoir.
— L’espoir me brisera le cœur, Père.
Honteuse de son ton amer et coléreux, elle talonna Dorilys, qui allongea sa foulée, et elle passa devant, ce qui mit fin à la conversation.
Quand Margaret et Lew arrivèrent au Château Comyn, juste avant la nuit, ils furent accueillis par des serviteurs. Les chevaux furent conduits à l’écurie, et ils montèrent en silence aux appartements des Alton. Ce n’était pas un silence gêné, comme lorsqu’elle était petite et que Lew la fuyait, mais le silence respectueux de la réflexion.
Pourtant, quand on vint chercher Lew à peine avait-il eu le temps d’ôter ses bottes, Margaret fut soulagée de se retrouver seule. Elle prit un bain, se changea, et demanda à Piedra, sa servante, de lui monter son repas. Elle savait qu’elle aurait dû aller voir Dame Linnea, mais elle était trop fatiguée et trop triste pour rechercher la compagnie.
À la place, elle sortit son enregistreur, et écouta les notes qu’elle avait prises quatre mois plus tôt sur la route, avec Rafaella. Elle en avait ajouté d’autres pendant son séjour à Arilinn, où elle avait découvert une vaste collection de morceaux chantés uniquement dans les Tours, écrits par les Gardiens, moniteurs et techniciens, et que personne ne lui avait jamais signalés. La musique était magnifique, plus proche de l’antique plain-chant que des chansons ténébranes, avec un sentiment d’isolement qui l’attirait. Elle avait presque l’impression de voir les défuntes Gardiennes tuer le temps pendand les longues nuits froides, jouant du ryll et de la guitare pour se réconforter.
C’était la première fois depuis longtemps qu’elle avait l’occasion de se concentrer sur son travail, et, plongée dans ses réflexions, elle écrivait quelques lignes qui, espérait-elle, feraient un jour partie d’une monographie, quand Lew revint. Bien que consciente de son retour, elle finit de noter ses idées. Puis elle en éprouva quelque remords, éteignit sa machine et se mordit anxieusement les lèvres.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda-t-il joyeusement.
— Je mettais de l’ordre dans mes notes. Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper, prise par l’apprentissage du contrôle de mon don télépathique, et les migraines que me donne la proximité de toutes ces matrices. Tu ne sauras jamais à quel point je suis soulagée d’avoir quitté la Tour. Il ne me tarde pas de retourner à Neskaya, même pour retrouver Istvana Ridenow.
— Tu avais l’air bien triste à mon entrée. Dis-moi, chiya, est-ce que ça te manque ?
— Quoi ? L’Université ? Oui, ça me manque. J’y ai passé un tiers de ma vie, et j’y ai pris des habitudes. Oui, ça me manque, le discours, l’intense curiosité des autres érudits, la possibilité d’analyser les contrastes.
— Les contrastes ?
— À l’Université, toutes les informations sont analysées selon des critères de comparaison et de corrélation. Ténébreuse présente une diversité très intéressante de rapports humains, et je n’ai personne avec qui en discuter. Oh, Mikhail s’efforce bien de comprendre ce que je dis – il manifeste une grande curiosité à l’endroit des planètes que j’ai visitées – mais bien souvent, il ne voit pas ce qui me fascine. Il accepte les coutumes ténébranes comme la norme du comportement humain, au lieu de n’y voir qu’un exemple particulier du vaste éventail des comportements humains.
— Comme je te comprends ! Quand je suis arrivé au Sénat, j’étais perpétuellement choqué par la variété des « normes » de comportement. Pourtant, je suis assez sophistiqué pour un Ténébran ! Certaines conduites me paraissaient très étranges, et je n’arrivais pas discerner pourquoi certains agissaient comme ils le faisaient. Mais au bout de quelques mois, je me suis habitué à être foudroyé pour avoir croisé un Médénite sur sa gauche, au lieu de rester sur sa droite. Et après quelques années, c’est devenu une seconde nature – au point que maintenant, j’ai du mal à supporter les attitudes inflexibles de mes frères Comyn ! dit-il avec un sourire ironique. Tiens, ajouta-t-il, ce téléfax est arrivé pendant mon absence.
Margaret prit la mince feuille, et, d’après le code, réalisa que l’expéditeur résidait à l’Université. On lui annonçait peut-être la suppression de sa bourse. Elle ouvrit le message et le parcourut rapidement.
— C’est d’Ida Davidson, dit-elle, levant les yeux sur son père en souriant. Elle pense obtenir bientôt un passage pour Ténébreuse, afin de venir chercher le corps de son mari. Elle a des problèmes avec les permis de voyage.
— Ça ne m’étonne pas, dit Lew avec irritation.
— Pourquoi ?
— Les Expansionnistes de la chambre basse s’efforcent d’interdire les voyages dans les Protectorats, pour les forcer à devenir membres à part entière de la Fédération. Depuis que j’ai quitté le Sénat, ils ont essayé de faire passer deux lois limitant ou interdisant tout commerce avec les mondes qui refusent de s’ouvrir aux politiques expansionnistes. Le Sénat les a repoussées, mais de justesse.
— Mais c’est absurde.
Lew branla du chef.
— Quand j’étais sénateur, j’ai consacré beaucoup de temps à étudier l’histoire des gouvernements – sans le bénéfice de ta formation universitaire, je l’avoue. Dis-moi, on utilise toujours le manuel de Kostemeyer sur la vie des empires à l’Université ?
Margaret dissimula sa surprise. Elle n’aurait jamais cru que son père avait lu le vénérable texte fondateur des Socio-Historistes. Écrit deux siècles plus tôt par un Centaurien, il avait été supplanté par des œuvres plus modernes, mais c’était toujours un classique.
— Oui, c’est une lecture obligatoire ; ce texte est au programme du cours de l’Histoire des Civilisations, que tout le monde doit suivre, à la grande contrariété des ingénieurs et des techniciens ; ils semblent croire que l’histoire est un accident qui n’arrive qu’aux autres.
Margaret réalisa qu’elle voyait toujours en son père l’homme qu’elle avait connu quand elle était petite, et non le Sénateur intelligent et informé de Ténébreuse. Bien sûr, à l’époque où elle était partie pour l’Université, ils ne discutaient pas comme aujourd’hui. C’était merveilleux de découvrir cet homme, ce père qui lui avait été dénié dans son enfance, et de s’apercevoir qu’il était si intéressant !
— Tu te rappelles ce qu’il dit sur les cycles ? Comment les appelle-t-il, déjà ?
— Les marées, Père.
— Oui, c’est ça. Je me rappelle maintenant. « Ignorer le flux et le reflux des marées de toutes les formes de gouvernement est la folie des empires. » Magnifique, non ? Il avait un style inimitable. À mon avis, la Fédération se trouve en ce moment au début d’une période de reflux, caractérisée par l’oppression et différentes formes de décadence.
— Décadence ? Je ne comprends pas.
— Quand une culture est à bout d’idées, elle devient décadente. Et, selon moi, la Fédération est en train d’arriver rapidement à bout d’idées et de bon sens ! dit-il, les yeux étincelants, le visage empourpré par la passion. Au lieu de reconnaître que chaque monde est unique et admirable, ils pensent qu’il faut les dominer en imposant à tous la technologie et les coutumes terriennes. Ce qu’ils ne semblent pas comprendre, c’est qu’au lieu de les dominer, ils vont simplement provoquer des révoltes !
— Pourquoi ?
— Parce que la Fédération ne peut pas savoir ce qui est bon pour chacun d’eux, surtout pour Ténébreuse et les autres Protectorats ! Ils veulent faire croire que les Protectorats reçoivent des ressources de la Fédération, sans rien donner en échange.
— C’est pour cette raison que tu as démissionné du Sénat ?
— Est-ce que j’ai flairé le vent, tu veux dire ?
— Oui.
— Peut-être. J’ai remarqué que la bureaucratie devenait de plus en plus envahissante, ce qui, selon ma conception de l’histoire, est toujours un signal d’oppression. Il y a eu prolifération de permis, taxes et lois sur le mouvement des biens et des personnes. Cela s’est fait lentement, commençant à peu près à l’époque où tu es partie à l’Université, et au début, personne n’y a pris garde. Mais vers l’époque où Dio est tombée malade, j’ai commencé à comprendre, et j’ai su que je ne pourrais plus fonctionner dans l’environnement de plus en plus hostile du Sénat. Rien que la taxe de voyage a triplé au cours des neufs dernières années.
— Je sais. N’oublie pas que je m’occupais de tout quand j’allais de planète en planète avec Ivor.
— C’est vrai. Je n’y pensais pas.
— J’avais remarqué que nos subventions ne cessaient de diminuer. Au début, nous voyagions en deuxième classe, Ivor et moi, mais lors de nos deux derniers déplacements, nous avions dû prendre des troisièmes parce que nous n’avions pas assez d’argent. Et je ne comprenais pas pourquoi. Ma bourse était rongée par les nouvelles taxes et diminuait tous les ans. D’ailleurs, ils vont sans doute me supprimer mon allocation… si je ne rentre pas. Et je suppose que je ne rentrerai jamais, termina-t-elle, plus accablée qu’elle ne l’aurait cru possible.
— Mais, tu n’as pas besoin de bourse. Tu es l’héritière du Domaine d’Alton, et tu n’auras jamais besoin…
— Cette bourse, je l’ai gagnée, Père ! J’ai travaillé pour l’obtenir ! Ce n’est pas grand-chose, mais c’est le fruit de mes efforts. Je ne veux pas qu’un maudit Expansionniste me la supprime !
— Je sais que c’est important pour toi, dit-il. Mais…
— Père, je ne pourrai plus soumettre d’articles à l’Université si je n’ai plus le titre d’Humaniste. Je ne pourrai pas terminer les travaux d’Ivor, ni en faire d’originaux. Ce serait intolérable.
— Tu adorais ce travail, n’est-ce pas ?
Elle croisa nerveusement les mains.
— Ce n’est pas tant que je l’adorais, mais je le devais uniquement à mes capacités. Je n’étais pas Humaniste à cause de toi ni même d’Ivor. Ce n’était pas une charge héréditaire. J’avais travaillé assidûment pour écrire un mémoire original qui m’a valu cette distinction, et même si ce n’est qu’une thèse obscure que peu de gens iront jamais déterrer dans les archives, c’était totalement original. Je ne veux pas perdre ça. C’est illogique – c’est, un point c’est tout.
— Il n’y a pas que cette situation d’Humaniste, non ?
— Je ne serai jamais une « bonne » Ténébrane, Père. Je ne pourrai jamais me soumettre docilement à des hommes comme Dom Gabriel, qui croient mieux savoir que moi ce qu’il me faut. Si tu m’avais renvoyée ici quand j’étais adolescente, je serais sans doute différente. Maintenant, c’est trop tard. J’ai trop l’habitude de faire ce qui me plaît, indépendamment de mon sexe. Et il me déplaît d’avoir tout le temps un chaperon ou un garçon d’écurie sur les talons. Ma seule raison de le supporter, c’est que si je me comportais comme à l’Université ça nuirait à ta réputation.
— Je n’avais pas réalisé à quel point tu rongeais ton frein sous le mors des coutumes ténébranes, dit Lew, songeur.
— Personne ne peut rien y faire. Oh, il y a bien des moments où j’ai envie de renoncer à mes droits sur le Domaine, de prendre le premier astronef en partance et de secouer la poussière de Ténébreuse de mes sandales. Quand je suis arrivée ici, j’étais très heureuse. Pour la première fois de ma vie d’adulte, tout me semblait sonner et sentir juste. C’était avant de comprendre que je n’étais qu’un pion dans une partie d’échecs locale, que je m’appelle Marguerida Alton, non Margaret tout court.
Elle prit une profonde inspiration et continua à foncer, soulageant la tension qui l’oppressait depuis des mois.
— Je suis une riche héritière. Je suis une chose destinée à servir tes objectifs ou ceux de Régis, et à desservir ceux de Dom Gabriel ou d’un autre. Je ne suis pas libre de me marier à ma guise, ni de me consacrer à ce qui m’intéresse. Je ne suis pas une personne, mais un objet, dit-elle, s’efforçant de dissimuler son amertume, mais en vain.
— Je trouve que tu es injuste.
— Que ferais-tu si je voulais me faire Renonçante ?
Il la regarda, stupéfait.
— Tout ce qui est en mon pouvoir pour l’empêcher.
— Tu vois !
— Mais tu aimes Mikhail et tu veux l’épouser, non ?
— Et tu crois que c’est suffisant ? Le mariage ? Devrai-je porter des menottes jusqu’à ce que je meure en couches, ou finir en vieille fille gâteuse ?
Il passa son unique main dans ses cheveux, ramenant ses mèches sur son front soucieux.
— Je souhaite sincèrement que tu t’établisses et…
— Et que je m’abrutisse à compter les draps, organiser les repas et commander les servantes ! J’aime Mikhail, mais même si tu peux réaliser ce miracle, ce mariage ne me satisfera jamais complètement. J’ai trop l’habitude de réfléchir, d’étudier et d’apprendre.
Elle se leva de derrière le bureau.
— Nous ne serons jamais d’accord sur ce point, Père. Je ferai de mon mieux pour être une fille obéissante, mais je ne te promets pas d’y trouver du plaisir.
Elle soupira, et lui lança un regard espiègle.
— Maintenant, peux-tu faire quelque chose pour faciliter la venue d’Ida Davidson sur Ténébreuse ? Je dois lui envoyer les disquettes que j’ai enregistrées, et un manuel de langue meilleur que celui que j’avais à mon arrivée. Je veux qu’elle se sente aussi à l’aise que possible, et si elle peut acquérir les bases de la langue avant d’atterrir, cela l’aidera énormément. Je suis sûre qu’oncle Rafe Scott pourra m’aider : il adore se rendre utile et je n’ai aucun scrupule à l’exploiter.
Elle gratifia son père d’un grand sourire.
— Petite teigne, dit-il avec affection.
— C’est de famille. Je suis fille de Thyra, après tout.
— Et tu ne me l’as jamais autant rappelée qu’en ce moment. Donne-moi le téléfax. Je vais au Q.G. terrien demain, et je verrai ce que je peux faire. Mais n’attends pas trop de mon intervention.
— Merci.
— Je vois que tu aimes beaucoup Mestra Davidson.
— Beaucoup, c’est vrai.
— Alors je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l’amener sur Ténébreuse. Je sais que c’est très dur pour toi, chiya, soupira-t-il. Et je trouve que tu es aussi conciliante que tu en es capable. À ton âge, je trouvais les exigences de notre monde accablantes, et je regimbais contre elles. Je suppose que j’avais oublié comme il est difficile ici d’être une femme – avec toutes les contraintes à supporter. Si je pouvais, je changerais le monde pour toi.
— Tu le ferais vraiment ?
— En un clin d’œil, dit-il avec un grand sourire. Mais comme je ne peux pas, il faut nous tenir les coudes. À nous deux, nous arriverons peut-être à faire une différence.
— Eh bien, c’est réconfortant de savoir que tu bouleverserais l’ordre social pour me rendre heureuse – même si tu ne peux pas !
— C’est ce que j’ai tenté de faire toute ma vie. Sans grand succès, je l’avoue. C’est pourquoi on se méfie de moi. Et de toi aussi.
— Tel père ; telle fille ?
— Exactement !
— Je ne me suis jamais considérée comme une rebelle, Père.
— Moi non plus, mais il semble que nous soyons destinés à être des révolutionnaires, que nous le voulions ou non. Tu es l’avenir, chiya, et je crois que cet avenir sera meilleur, si nous parvenons seulement à survivre au présent – qui, comme toujours, est difficile à vivre.
Tu es l’avenir. Margaret s’absorba dans cette idée, et un sentiment de calme l’envahit bientôt. Peut-être n’était-elle pas qu’un pion comme elle l’imaginait. Elle sourit à Lew, et il lui rendit son sourire, comme s’il comprenait ses pensées sans paroles.
Le lendemain matin, les rues de Thendara étaient saupoudrées de neige quand Margaret, sa petite harpe sous le bras, sortit du Château Comyn. Elle s’était échappée furtivement, sachant que, selon la coutume, elle aurait dû être accompagnée d’un Garde, ou au moins de sa femme de chambre. Désirant être seule, elle avait donc emprunté l’escalier des écuries et s’était éclipsée discrètement par une porte de service. Cette liberté nouvelle lui procura une délicieuse impression de plaisir défendu.
Elle inspira l’air glacé avec délice. Il y avait peu de vent et sa cape était chaude. Les odeurs de Thendara étaient totalement différentes sous la première neige, comme plus pures. Elle écouta le crissement de la neige sous ses bottes, les cris des marchands de rues et des mères grondant leurs enfants, ignorant les regards intrigués quand elle entra dans le Secteur Terrien. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû être seule, mais après sa conversation de la veille avec Lew, elle se sentait contestataire et prête à toutes les rébellions.
Elle arriva devant la grille du petit cimetière où tous les Terriens étaient enterrés, et louvoya entre les tombes jusqu’à celle d’Ivor. Dès le décès d’Ivor, elle avait commandé la pierre tombale, installée pendant son séjour à Arilinn. C’était du beau travail, et le graveur avait inscrit le nom d’Ivor en caractères terriens sans aucune faute.
Les autres tombes, couvertes d’aiguilles de pin et de feuilles mortes, avaient l’air négligé et abandonné. Mais on avait balayé tous les débris sur celle d’Ivor. Il y avait sur la pierre un bouquet de fleurs d’automne aux pétales fripés par le gel, et elle se demanda s’il venait de Maître Everard ou de quelque autre membre de la Guilde des Musiciens.
Immobile, elle contempla la tombe plusieurs minutes, pensant à Ivor et à tout ce qui lui était arrivé depuis sa mort. Puis elle sortit sa harpe de son étui, l’accorda dans l’air glacé et se mit à jouer. Au bout d’un moment, ses doigts gantés s’échauffèrent, et sa voix aussi.
Margaret plaqua quelques accords, joua quelques morceaux, puis attaqua celui qu’elle avait composé pour Domenic. Elle y avait apporté quelques modifications, mais pour l’essentiel, il était tel qu’elle l’avait improvisé. Le morceau terminé, elle baissa les yeux sur la pierre. Il aurait fallu mettre des paroles sur cette musique, mais elle n’en avait pas encore trouvé. Elle se laissa pénétrer du silence du cimetière, puis elle demanda :
— Eh bien, qu’en penses-tu, Ivor ?
Seule la brise lui répondit, mais elle sentit que son maître aurait approuvé.